dimanche 4 novembre 2012

Le Crépuscule des civilisations

Arte a diffusé samedi dernier deux documentaires sous le titre excessif de "Crépuscule des civilisations". Excessif, dans la mesure où il s'agissait surtout de la chute de deux régimes politiques, celui de l'Ancien empire égyptien et celui de l'empire khmer d'Angkor. Les civilisations égyptiennes et khmères s'en sont remises. Mais bon, il fallait bien un thème à la soirée. Comme le titre est racoleur, je me l'approprie pour ce billet où je n'évoquer que le premier de ces reportages, celui qui traite de l'Ancien Empire.

Pour mémoire, l'Ancien Empire désigne, traditionnellement, la première période d'apogée de l'Egypte antique. Wikipedia le situe aux alentours de -2700 à -2200 av JC. Pour faire simple, c'est l'époque des Pyramides. Eh oui, après, les Égyptiens ne construisent plus de Pyramides mais des tombeaux qui n'en sont pas moins extraordinaires. Ils se fondent juste d'avantage dans le paysage, puisqu'ils sont enterrés.

La thèse qui sous-tend le reportage d'Arte, c'est que l'Ancien Empire aurait pris fin parce que la prétention du Pharaon au monopole de la vie éternelle était devenu insupportable à la population. Dans les premiers temps de l'Ancien Empire, seul le Pharaon avait accès à la vie éternelle. C'était normal, il était divin. Puis, les reines ont obtenu ce privilège - ce qui démontre que la condition des reines dans l'Egypte antique devait être agréable puisqu'elles ont voulu la prolonger dans l'au-delà. Dans les derniers temps de l'Ancien Empire, une bonne part de l'aristocratie avait, elle aussi, acquis ce privilège. Dès lors, il devenait insupportable au reste du peuple d'en être privé. La première révolution socialiste de l'histoire serait donc intervenue pour acquérir un droit des moins évident à faire valoir, celui de pouvoir vivre après la mort. Ce droit n'est pas nécessairement un nec plus ultra. La vie après la mort, ce n'est pas toujours une sinécure. Si c'est pour se retrouver, pendant l'éternité, torturé par des démons qui vous font payer votre médiocrité humaine... 

Je n'ai pas de compétence particulière à faire valoir pour critiquer ou discuter la thèse du reportage. En bon marxisant matérialiste, j'ai tendance à penser que la vie après la mort, on y pense quand on a à manger dans son assiette. Du reste, le reportage ne fait pas l'impasse sur cette question et évoque des changements climatiques qui auraient asséché les rives du Nil et accéléré l'emprise du désert. Ces changements climatiques devaient réduire les approvisionnements alimentaires dont, logiquement, les pauvres étaient les premiers à souffrir (c'est la définition ontologique du pauvre). Que dans ces conditions, ils se révoltent, il n'y a rien que de très normal. 

Mais ça n'explique pas tout, la faim. Après tout, les mêmes pauvres avaient du travailler dans des conditions certainement épouvantables à la construction des pyramides et ils ne s'étaient pas révoltés pour autant (du moins, à ma connaissance). Et il n'y a pas de raison de penser que pendant trois cent ans, il n'y a pas eu un épisode de famine. Ce qui change, à mon avis, ce n'est pas la faim ou la souffrance mais le changement dans les représentations du pouvoir et dans sa puissance sacrée.

Au moment de l'apogée de l'Ancien Empire, quand les pharaons aux noms mythiques, Khéops, Khéphren... ont fait construire des pyramides, ils avaient réussi à ériger une représentation du pouvoir qui rendait impossible toute révolte. En résumé, Pharaon, de nature divine, fournit à l'Egypte sa subsistance et sa puissance. Dans ces conditions, il est logique qu'il y ait un prix à payer, la construction d'un tombeau adapté à la puissance de cette divinité, qui lui permet de rejoindre, à sa mort, l'au-delà. La magnificence de ce tombeau est du reste le reflet de la puissance et de la richesse de l'Egypte. La divinité du Pharaon le rend intouchable et rend inenvisageable de se révolter contre son autorité.

Au bout d'un certain temps, cependant, cela ne fonctionne plus. Les gens, que ce soit la cour autour du Roi ou le peuple ("l’Égyptien de la rue" - j'adore cette expression idiote), ne sont plus autant convaincus qu'avant de ces représentations qui faisaient du Pharaon une divinité. Son infaillibilité est remise en cause, cela d'autant plus que, visiblement, les richesses n'affluent plus autant qu'avant. La sacralité qui s'attache à la personne même du Pharaon perd de sa force. Et ce n'est qu'alors qu'une révolution devient possible. Si les représentations collectives qui fondent le régime perdent de leur force et de leur caractère sacré, alors ce régime risque, très fortement, de disparaître si les évènements extérieurs le fragilisent.

Il y a en fait, très probablement, une double interaction : les évènements extérieurs fragilisent le régime, donc les gens croient moins qu'avant à son caractère sacré, donc le régime devient plus fragile, donc les évènements extérieurs le fragilisent d'autant plus, etc. C'est une spirale négative. 

On peut compliquer un peu la spirale : généralement, quand un régime devient faible, les puissances extérieures s'en mêlent. Dans l'Antiquité, ce sont des peuples voisins, nomades ou sédentaires, qui s'empressent de fondre sur votre régime pour profiter des richesses accumulées (A l'heure actuelle, il semble que ce soit les financiers de Goldman Sachs qui spéculent sur votre dette souveraine - il y a une différence toutefois : les peuples voisins généralement construisaient autre chose, créaient un autre régime alors que les financiers assèchent financièrement leur proie avant d'aller en trouver une autre).

Cela ouvre plusieurs questions :

1) Quel est le facteur déclenchant ? Est-ce l'impossibilité du régime de faire face à un élément extérieur qui le fragilise ? Ou est-ce qu'il n'y a pas une donnée, inhérente à la civilisation humaine qui fait qu'au bout d'un certain temps, on "n'y croit plus" ? N'est-il pas inscrit dans "l'ADN des civilisations" que passés 300 ou 400 ans, les fondements idéologiques ou religieux du régime en place ne sont plus suffisants pour assurer sa domination ?

2) Comment un régime peut-il survivre à cette crise ? Certains régimes ont connu des crises mais ont su les surmonter, au prix souvent de mutations considérables (le passage de la République à l'Empire, par exemple, à Rome) ou de changements dynastiques. 

3) La démocratie moderne obéit-elle aux mêmes lois ? Notre régime date d'il y a environ 200 ans et repose sur des fondements élaborés, pour l'essentiel au XVIIIe siècle. Ces fondements sont, en grande partie, très éloignés des réalités de notre temps. Peut-on postuler que la démocratie n'est pas assise sur des fondements religieux mais rationnels et que nous sommes donc à l'abri d'une "crise de foi" ?

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